Formes perverties d'anti-capitalisme et éléments de l'antisémitisme

Le texte « Plus blanc que blanc ? Révolte et antisémitisme », paru dans le premier numéro de stoff, est en partie un dialogue critique avec ce qui suit. Il s'agit d'une traduction française du neuvième chapitre du livre de Werner Bonefeld, /Critical theory and the critique of political economy: On subversion and negative reason/ (Bloomsbury, 2014). Ce chapitre propose une réflexion sur l'antisémitisme dans certaines sociétés contemporaines. L'antisémitisme y est conçu comme une « théologie » personnifiante de l'anti-capitalisme ; il constituerait donc une « critique envoûtée » des rapports sociaux capitalistes. Les réflexions de Bonefeld prolongent celles d'Adorno et de Horkheimer sur l'antisémitisme afin de proposer une analyse de la « domination abstraite » du capital, de l'anti-impérialisme et du nationalisme.

Sur la critique des formes de personnification du capital

Voilà l’argument qui ouvre cet ouvrage[1] : les pratiques sociales sensibles sont immanentes au mouvement des réalités économiques suprasensibles et se maintiennent par ce mouvement même. Le monde suprasensible est le monde des pratiques humaines sensibles sous une forme inversée. Selon Marx, la critique ne consiste pas à « rendre un individu singulier responsable de rapports et de conditions dont il demeure socialement le produit, quand bien même il parviendrait à s’élever, subjectivement, au-dessus de ceux-ci[2] ». Il est insuffisant de critiquer les capitalistes pour leur désir de profit apparemment outrancier ou les banquiers parce qu'ils recherchent l'argent pour l'argent. Ces comportements mettent en évidence, sous peine de ruine, la « nécessité objective » des rapports sociaux constitués par le capitalisme. Ni le capitaliste ni le banquier, ni même le travailleur, ne peuvent s'extraire de la réalité dans laquelle ils évoluent et qui ne se contente pas de s’imposer à eux mais les traverse et les utilise comme moyen.

Dans ce cadre, quel est l’objet de la critique devient une question importante. Je m’interroge dès l'introduction, sur les façons de s'opposer au mouvement inexorable de la monnaie. De toute évidence, on manque l'objet de la critique quand on n’attaque que le banquier ou tout autre agent socio-économique d'un système qui se manifeste comme une force autonome qui domine et traverse les individus sociaux. En tant que théorie critique, la critique de l'économie politique n'est donc pas une critique des formes de personnification des catégories économiques. Elle ne consiste pas à affirmer que l'économie du travail est corrompue par les intérêts privés des capitalistes et de leurs amis politiques, affirmation dont découle la revendication d’une action politique qui remette les choses en ordre, pour le bien de l'humanité et d'une économie du travail rationalisée. Au contraire, c’est une critique des rapports sociaux de reproduction produits par le capitalisme, rapports sociaux qui prennent la forme d'un mouvement des choses économiques s'objectivant elles-mêmes dans des individus.

Cependant, si tout individu est « régi par des abstractions », les possesseurs de grandes richesses font l’expérience de cette règle à leur bénéfice et en retirent un accroissement de richesse comme de pouvoir. Ainsi, Adorno et Horkheimer soulignent que les « maîtres » du jeu sont sains et saufs aussi longtemps que la lutte des « dominés » est placée sous le sceau d'un monde inversé, dans lequel, par exemple les causes de la crise financière, de l'effondrement économique et de l'austérité sont attribuées à l'avidité d'individus identifiables[3]. Une critique fétichiste du capitalisme exige plus de ceci et moins de cela. Elle distribue les blâmes et prétend savoir « comment remettre les choses dans l'ordre ». Au lieu de critiquer les rapports de reproduction sociale produits par le capitalisme, elle s’en tient à la critique, au rejet ou à la condamnation du désir de profit du capitaliste et de l'avidité du spéculateur. C'est-à-dire que la critique du capitaliste prend la forme d'une revendication d’un meilleur capitalisme, soucieux des intérêts des « travailleurs ». La critique que Marx adressait à Proudhon s'est concentré sur ce point[4]. Proudhon substituait à la critique du capitalisme une critique du capitaliste et entendait libérer le capital de ce dernier afin de mettre sa force économique au service d'une société bien ordonnée, se mettant à son service.

Non seulement cette critique du capitaliste délaisse complètement la catégorie de capital mais elle met cette dernière au-dessus de toute critique. Au lieu de critiquer les rapports sociaux capitalistes, elle identifie une fraction coupable, la condamne et demande à l'État de résoudre les problèmes. Elle attribue ainsi les conditions d’existence sous le capitalisme à l'activité consciente de quelques individus identifiables, qui n'apparaissent plus comme la personnification de catégories économiques mais, plutôt, comme la cause personnifiée de la misère. Si cette personnification des catégories économiques se décline sous des formes très différentes, elle prend essentiellement la forme d’une opposition entre le capitaliste « producteur » ou du moins créateur de richesses « réelles » qui emploie les gens qui produisent et travaillent dur, et le capitaliste financier ou parasite qui tire sa fortune de la spéculation sur le dos de l'industrie et des travailleurs. Ici, la distinction entre valeur d'usage et travail concret d'un côté, et valeur d'échange et travail abstrait, de l'autre, y compris la manifestation de la valeur sous la forme de l'argent, prend la forme de deux personnalités distinctes et opposées – l'industriel créateur de richesses contre le banquier-spéculateur parasite. Émerge alors l'idée d'un capitalisme corrompu par les intérêts financiers. La finance transforme le capitalisme en un jeu de casino qui fait tourner le monde, tel la roue de la fortune, aux dépends de l'industrie, de la richesse, des travailleurs et de l'harmonie de la nation.

Selon cette conception, le fétiche capital, qui se manifeste sous la forme de l'argent comme « la forme la plus abstraite et donc la vide de sens de la richesse », n’est que l’expression d’une action concertée qui émane de banquiers, financiers ou spéculateurs[5]. En somme, une forme déterminée de rapports sociaux se manifeste sous la forme du mouvement de la monnaie puis, envoûtée par ce mouvement-même, se révolte contre les personnifications d'un monde dominé par l’argent. La critique personnifiée du capital identifie le « malfaiteur » d’une société malfaisante et l'appelle négociant cupide. Pour le bien du travail et de l’industrie, il faut agir. En avant ! La critique personnifiée des rapports sociaux capitalistes est d'emblée prédisposée à l’agression. Son répertoire intellectuel flirte avec le blâme, s’en tient à une fraction de la société à laquelle est attribué un pouvoir caché derrière les phénomènes économiques, pouvoir qui se nourrit tel un vampire de la vie véritable de la communauté nationale et des gens qui travaillent d'arrache-pied. Une telle identification des causes de la misère réduit la condamnation de la société capitaliste mondialisée à celle des réseaux d’argent et au pouvoir qui s’impose avec une violence destructrice aux peuples nationaux, qui se présentent alors comme les victimes de colporteurs cosmopolites. L’idée contemporaine selon laquelle le capitalisme soi-disant néo-libéral serait le résultat d'une alliance basée à Washington entre argent et pouvoir implique, au moins de manière sous-jacente, une construction conspirationniste : l’économie mondiale dirigée par la finance s'appuierait sur la puissance politique et militaire des États-Unis pour exploiter les diverses nations du globe[6].

La critique de l'impérialisme financier présuppose que l'anti-impérialisme serait une force libératrice ou progressiste. Les luttes de libération nationale sont le revers de la médaille anti-impérialiste, les communautés nationales dominées y défendent leur identité contre les forces destructrices de la mondialisation financière et du pouvoir impérial. Michael Hardt et Antonio Negri prétendent ainsi que « la poussée anti-moderne qui définit le fondamentalisme soit comprise comme un projet non pré-moderne mais post-moderne ». La forme de nationalisme « progressiste » qu'ils adoptent est complètement régressive[7]. Il est purement idéologique de faire une distinction entre le sentiment national sain et le nationalisme pathique […] la dynamique du prétendu sentiment national sain est constamment surévaluée parce que sa fausseté réside dans l'identification de la personne avec le contexte irrationnel de nature et société où la personne se retrouve par hasard[8].

L'idée qu’une nation puisse être le sujet de la libération est aussi irrationnelle que la croyance en une destinée nationale ou en une communauté de destin homogène, de l’industrie à l’histoire , en passant par l'intérêt supérieur de la nation. Qu’on conçoive la nation comme fondatrice de l'être et du devenir et l'on fait du « cosmopolitisme » un terme injurieux. On préfère donner sa foi à la nation, la fantasmer comme une entité active, enracinée dans la nature et idolâtrer l’« esprit du peuple ». Si tant est qu’il soit possible de parler d’esprit national d’un peuple, cet esprit national ne doit rien à la nature et tout à l'histoire. En réduisant l'histoire à la nature ou en l'interprétant comme telle, les luttes de libération nationale sont vouées aux lendemains qui déchantent, dans le mesure où les peuples y sont contraints d'agir comme s'ils étaient véritablement une force naturelle ayant une histoire et un destin national. Le caractère imaginé d'un peuple repose sur l'existence d'un Autre indéfinissable, qui devient la cible abstraite de la pseudo-concrétude de l’innocente nation lesée[9].

Une fois identifiés, les « coupables », spéculateurs, banquiers ou impérialisme américain, personnifient désormais le monde de l'objectivité économique et un doigt accusateur peut se lever contre les adversaires de l'harmonie nationale et de la communauté d'intérêts. Selon Theodor Adorno et Max Horkheimer, cette personnification du mouvement des abstractions économiques réelles comporte des éléments d'antisémitisme[10]. La critique du capital qui procède comme personnification n'est pas une critique du capitalisme, elle identifie les formes de capitalisme haïssables et leur assigne des coupables. Elle dénonce les malfaiteurs reconnus comme tels sous l'effet magique de ce processus d’identification – qui, une fois radicalisé en ressentiment aveugle, devient purement démagogique dans sa recherche de salut. Comment s’appelle le spéculateur ? Qui joue le rôle du banquier ? Où le malfaiteur vit-il, comment le rendre visible ? Le malfaiteur peut être nommé et identifié, et cependant demeurer impalpable. Il est partout et, la rumeur le dit, il se cache derrière les apparences, derrière un monde qui dicte avec une force dévastatrice sa loi aux concerts des nations. L'idéologue nazi Alfred Rosenberg a formulé l'essence de l'antisémitisme moderne en le caractérisant comme attaque contre le communisme, le bolchévisme et le « capitalisme juif », c'est-à-dire, contre le capitalisme non-productif, parasitaire, à l'inverse du travail et de l’industrie – argent et finance, spéculateurs et banquiers[11]. L'antisémitisme témoigne d’un mécontentement irrationnel et barbare contre les conditions d’existence ; ses manifestations, parce qu’elles épargnent quasi-intégralement le capitalisme, ont un caractère totalitaire. L’antisémitisme est totalitaire car « il cherche à mettre directement au service de la domination la révolte de la nature opprimée contre cette domination », jusqu’à la destruction[12]. Auschwitz est le nom de cette destruction[13]. Pour Adorno, Auschwitz n’a pas simplement manifesté la violence qui réside dans les relations bourgeoises d'égalité et d'identité abstraites mais a également confirmé que les relations bourgeoises de pure identité équivalent à la mort[14]. C'est-à-dire que tout un chacun peut être comptabilisé et devenir chiffre, que tout ce qui est dénombré s'additionne avec une précision mathématique, pour calculer au mieux les quantités données de matériau humain. L'image de l'Homme est un divertissement métaphysique. Il n'y a pas de sujet. Chaque nombre est une ressource. Les matériaux humains jugés sans valeur sont gazés sans délais. L’heure de l'essence est venue. Il n'y a pas de temps à perdre.

Ce chapitre soutient que l'antisémitisme moderne est la « rumeur qui court à propos des Juifs », les Juifs incarnant des formes de capitalisme jugées haïssables[15]. Cette rumeur implique que l'antisémitisme exprime une forme de résistance au capitalisme. Ce chapitre explicite cette conception mortifère. La partie suivante présente les éléments d'antisémitisme, les replace dans le contexte contemporain de l'anti-impérialisme et affirme que l'idée chère aux anti-impérialistes selon laquelle l'ennemi de mon ennemi est mon ami est tout à fait régressive. Les deux dernières parties explorent la conception de l'antisémitisme nazi développée par Adorno et Horkheimer[16]. La conclusion affirme que l'antisémitisme est l’expression d’une théologie de l'anti-capitalisme.

Éléments d'antisémitisme : à propos des parasites et de la libération nationale

Le racisme et l'antisémitisme ont autant de points communs que de différences. Toutes les formes de racisme projettent un Autre censé incarner une force de désintégration d’une communauté d’intérêts soi-disant homogènes. Le racisme projette l'Autre comme inférieur ou « sous-humain ». Cet Autre peut être exploité économiquement ou utilisé politiquement comme bouc-émissaire. Contrairement au fonctionnement de l'antisémitisme, cet Autre racialisé est représenté comme un pouvoir établi, enraciné, avec des traditions nationales propres. Il appartient à une autre communauté nationale. Le racisme exige que cet Autre accepte sa position d'infériorité sans rechigner. Son but n'est pas d'« exclure les gens » mais de « les conserver au sein du système comme des inférieurs (Untermenschen[17]) ». Pour le raciste, cet Autre est un esclave potentiel, qu’il faut surveiller dans l’intérêt d'une société qui doit être servie. L'autre est relégué de plusieurs façons : par le racisme institutionnel, la menace d'expulsion, la ségrégation, le fichage racial, la calomnies, l'incendie volontaire, le meurtre et le déplacement forcé, preuves de la précarité du statut de migrant. Le racisme transpose les rapports féodaux hiérarchiques, avec ses places et ses privilège, au sein de la société bourgeoisie en modernisant, pour ainsi dire, les rapports maître / esclave, comme si ces relations étaient celles d'une société « organique », où tout un chacun connaît sa position dans la hiérarchie sociale et où l'Autre fournit un exutoire à la vie mutilée et devient objet de haine et de moquerie ; on ne l’accepte, quoique précairement, que tant qu'il accomplit son travail en silence, sans se faire voir.

L'antisémitisme, en revanche, projette l'Autre comme déraciné et tout puissant. Pour les antisémites, le Juif n’a pas de patrie, c’est un être cosmopolite, sans racine, errant à jamais, trafiquant argent et misère. En retour de quoi, le « Juif errant » ne peut trouver le repos, même dans la mort. La profanation des cimetières juifs représente la quintessence du comportement antisémite[18]. Pour l'antisémite, les Juifs n'ont pas réellement de racines concrètes et le fait qu’ils veuillent en trouver, même après la mort, est une provocation qui pousse à l'action. En somme, les « Juifs » sont profondément « déracinés » et dépourvus de toute naturalité : leurs racines se trouvent dans un livre, au sein de la raison, de la ruse, de l'argumentation, des idées ou de la pensée abstraite et ils personnifient la richesse abstraite – argent et finance. La raison est une force puissamment destructrice, l’attribut du penseur dissident, hérétique et contestataire. L'antisémite attribue ce pouvoir de la raison au « Juif » rusé[19]. Le « Juif » est possédé par une intelligence déracinée, susceptible de détruire le caractère organique de l’ordre social. Ce pouvoir, cependant, est difficile à définir concrètement ; il est abstrait, intangible et invisible. L'antisémitisme ne se rapporte pas à des personnes concrètes. C'est « la rumeur qui court à propos des Juifs[20] », tous quels qu'ils soient – puisque personne en particulier ne peut être nommément désigné comme responsable du mal, tous sont coupables. Tout le monde peut donc être juif. Le Juif est considéré comme celui qui se tient derrière les phénomènes. Le traitement que le racisme réserve à l'Autre comme esclave réel ou potentiel se distingue des formes de projection de l'antisémitisme : le pouvoir « sans racine et invisible » du Juif destructeur, cette incarnation projetée du mal. Le mal ne peut pas être réduit en esclavage car si c’était réalisable, le mal ne serait plus le mal. Il faut l’éliminer. Le Juif de la rumeur personnifie un pouvoir invisible, et c’est ce pouvoir que les traitements déshumanisants doivent faire apparaître aux yeux de tous ; une fois réduit à un chiffre [cipher], le Juif peut être traité comme s'il était réellement invisible – sans laisser de trace, on fait disparaître le soi-disant adversaire de l’harmonie nationale[21].

L'antisémitisme moderne dépeint la finance et les spéculateurs comme des marchands cupides et invoque en guise de remède la communauté nationale censée reposer sur la linéarité des traditions et des coutumes authentiques de la nation. Ce caractère national provient, croit-t-on, de la naturalité de liens fondés sur le sang, ceux de la communauté organique égalitaire, et de la possession ancestrale de la terre. La nation, « "marquée par le sang", c'est de la "terre" de pays natal qu'il tient sa force et sa pérennité indestructibles, ce sont les caractères de la "race" qui en font l'unité, et le maintien de ses caractères dans leur pureté est la condition de sa "santé"[22] ». L'antisémitisme brandit l’étendard de la nation ancestrale contre un monde supposément gouverné par de mauvaises abstractions, en particulier l'argent et la finance, qui sont par excellence les formes capitalistes de la richesse. L’argent pour l’argent, à loisir s'enrichir ou être ruiné, implique une conception de la richesse comme puissance autonome qui se manifeste dans le dos des producteurs, comme s'ils étaient dirigés par des forces invisibles. L'antisémitisme traduit l'insatisfaction envers la production de richesse en fureur collective et ressentiment unanime contre le « capitalisme juif » de l'argent. Le portrait du Juif en « ennemi intérieur venu d'ailleurs », qui spécule pour s’enrichir sur le dos de l'industrie nationale, a pour prémisse l'existence d'un État, gardien de la maison-nation, elle-même définie par une vertueuse solidarité nationale, la lutte nationale, une communauté d'intérêts homogènes et par son industrie et son économie.

Cette définition nationale de la solidarité et de l'effort économique attribue la production de la richesse matérielle au travail concret de la nation et la distingue de la conceptualité abstraite de la richesse capitaliste, condition du marché mondial qui, sous la forme de l'argent et de la finance, se concentre entre quelques mains. Alors que la nation produit la richesse matérielle avec de la sueur et des larmes, la richesse provenant de l'argent et de la finance semble créée sans efforts. Elle est le résultat désastreux de manœuvres et de manigances, de spéculations sur la richesse nationale produite par les gens qui travaillent dur. En lieu et place des rapports sociaux de production capitalistes, il y a des nations laborieuses, en lieu et place de la division de la société en classes, il y a l'opposition entre nations dominées et nations impérialistes et pour finir, il y a le Juif – incarnation de la richesse abstraite qui, de concert avec l'impérialisme et le capitalisme monopolistique, étend sur les nations son pouvoir intangible mais destructeur.

Wallerstein a montré de manière convaincante que le marxisme orthodoxe était à l'origine hostile au concept de libération nationale et « jugeait suspect tout le discours sur les droits des peuples, qu’il associait avec les mouvements nationalistes de classes moyennes ». Ce n'est qu'au congrès de Baku, en 1920, que l'accent mis sur la lutte de classes « a été remisé au profit de l’anti-impérialisme qui devenait une priorité tactique, autour de ce thème la IIIè Internationale espérait construire une alliance politique entre les Partis Communistes européens et les mouvements de libération nationale […] plus radicaux[23] » Après Baku, les luttes anti-impérialistes furent considérées comme « activité révolutionnaire[24] ». Le Marxisme et la question nationale de Staline, écrit en 1913, est un texte fondateur qui documente ce glissement de la lutte de classes à la libération nationale. La nation y est définie comme « communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture », il a déclaré qu'il est « suffisant qu'un seul de ces indices manque pour que la nation cesse d'être la nation[25] ». Les grandes purges, comme Léon Trotsky l'a commenté dès 1937, ont tellement repris à leur compte la démagogie antisémite contre les marxistes qui étaient des internationalistes convaincus qu'elles l'ont pratiquement élevé au rang de science. Selon cette vision soviétique de la lutte de classes comme libération nationale anti-impérialiste, le Juif apparaît sous de nombreux traits – libéral, franc-maçon, social-démocrate, trotskiste, fasciste ou sioniste – mais, quelle que soit l'image projetée, il incarnait tout ce qu’on concevait comme capitaliste, impérialiste, occidental et surtout non-russe[26].

La critique de l'impérialisme implique de revendiquer l’auto-détermination nationale comme pratique révolutionnaire émancipatrice. L'abandon de la classe comme catégorie critique de la pensée révolutionnaire et son remplacement par la catégorie de nation dominée s'affirme particulièrement dès lors qu'il s'agit d'Israël. Selon Perry Anderson, l'un des penseurs critiques les plus distingués de la gauche anti-impérialiste, « le sionisme américain, fermement établi dans les affaires, le gouvernement et les médias, a depuis les années soixante acquis une véritable emprise sur l’opinion publique et la politique étrangère vis-à-vis d’Israël, emprise qui ne s’est affaiblie qu’à de rares occasions[27] ». Pour Anderson, Israël est un État juif, ses victoires nationalistes sont des victoires juives, son économie est juive, ce qui en fait un « État rentier », que les États-Unis maintiennent comme tête de pont au Moyen-Orient. Les Juifs, en ce sens, n'ont pas seulement conquis la Palestine, ils ont aussi pris le contrôle de l'Amérique et, si on suit James Petras, c'est à l'ombre des bâtisseurs sionistes que se bâtit l'Empire américain[28]. Pour lui, le sionisme est une idéologie mais aussi le vaste système organisé de l'impérialisme américain moderne et de ses pratiques politiques, qui est au service des profits et de la richesse capitalistes, de son pouvoir et de sa prospérité de parasite[29].

La bannière de la solidarité anti-impérialiste autorise des alliances avec des forces politiques très douteuses, au nom d’objectifs pseudo-progressistes qui se révèlent, après examen, totalement régressifs. Selon Alex Callinicos, l’anti-capitalisme doit « rencontrer les revendications (a minima) de justice, d’efficacité, de démocratie et de durabilité[30] ». Il exige, au nom de la radicalisation du mouvement anti-capitaliste, qu’on soutienne moralement les groupes de « résistance » anti-impérialistes ouvertement hostiles aux objectifs anti-capitalistes qu’il défend[31]. Il presse la gauche de travailler à des alliances avec « le clergé islamique respectable » pour « radicaliser le mouvement anti-capitaliste en lui donnant un versant anti-impérialiste[32] ». En somme, « nous devons travailler avec les Frères musulmans sur des questions spécifiques (la Palestine ou l'Irak) [33] ». Judith Butler affirme avec la même légèreté que la résistance anti-impérialiste est une bonne chose en soi. Interrogée par le « Online Magazin für Frauen » sur ses déclarations sur le Hamas et le Hezbollah qu’elle qualifiait de mouvements sociaux progressistes, elle notait que « des groupes comme le Hamas et le Hezbollah devaient être analysés comme des mouvements de gauche... Ils sont de gauche au sens où ils s’opposent au colonialisme et à l’impérialisme[34] ». Sans condamner l’usage de la violence, Butler rejette les tactiques de ces groupes, mais les accueille cependant dans la grande famille de la gauche sous prétexte qu’ils rejettent l’impérialisme et luttent pour la libération nationale. Sa définition de la « gauche » se désintéresse de tout projets et fins sociales et inclut des compagnons de route bien peu recommandables, autant historiques que contemporains. Si on laisse de côté fantasmes et romances concernant ce qu’est l'être national, on peut se demander ce que cela signifie de dire qu'une nation est libérée ?

Slavoj Zizek utilise un argument plus circonspect. Face à l’antisémitisme, dit-il, il ne faut pas « prêcher la tolérance libérale » mais tenter « d’exprimer le motif anti-capitaliste sous-jacent de façon directe (et non détournée)[35] ». Cependant, l’anti-capitalisme n’est pas nécessairement le vecteur d’une lutte pour une société sans classe visant des fins humaines. La remarque de Zizek à propos des mobiles anti-capitalistes sous-jacents semble souscrire à une vue téléologique de l’histoire qui fait du capitalisme une étape nécessaire de transition vers le communisme. Et si cela n’arrivait pas ? Quelles autres formes d’anti-capitalisme sont-elles possibles et que signifierait les exprimer d’une manière directe, non-détournée? Cette conception du soutien à l’anti-capitalisme est complètement erronée. Alex Callinicos défendant fermement Al Quaeda contre ceux qui parlent de fascisme, voilà un cas d’école. Il refuse de considérer qu’il a lancé « une affirmation incroyable » puis continue en disant que « le concept musulman d’oumma – la communauté des croyants – est précisément un concept transnational, quelque chose que tout le réseau d'Al Quaeda a très strictement respecté (sans tenir compte des divergences d’interprétation de la doctrine musulmane), en recrutant par exemple, des activistes dans des contextes nationaux divers[36]. Pour Callinicos, Al Quaeda est transnational en vertu de « sa stricte observance de l’oumma » et ne peut donc être considéré comme fasciste[37]. Que l’étiquette de fasciste soit appropriée ou non, ce n’est pas la question ici. C’est plutôt cette mentalité d’étiquette qui est problématique en tant que telle : elle catalogue les faits sociaux sans réfléchir plus avant à ce que sont ces faits.

L’anti-capitalisme ne s’oppose pas de manière unifiée aux formes sociales dominantes de travail, et entre cet anti-capitalisme « non-déplacé » et d’autres luttes anti-capitalistes, il y a un monde[38]. Cette solidarité avec de faux amis s’érige, au mieux, en posture de pseudo-radicalité au sein d’une révolte conformiste ; elle peut, au pire, se transformer en ressentiment fou et, aveuglée par son désir d’action, se mettre à « hurler avec les loups[39] ». L’ennemi de mon ennemi est mon ami, comme le disent les anti-impérialistes, voilà une idée bien incapable de rendre compte de la réalité sociale. Elle parie sur l’« égalité régressive » d’un nous national ou transnational fantasmé[40]. Dans ce contexte, le fait de s’opposer à la lapidation devient une revendication relative car l’anti-impérialisme exige une solidarité avec des religieux soi-disant anti-impérialistes qui pensent qu’il faut lapider les femmes désireuses de s’émanciper des entraves patriarcales de la tradition. Si la « différance » est devenue la marque de fabrique de l’anti-raison théorique, « l’Autre » est devenu celle de l’anti-raison pratique[41]. Zizek a donc raison d’affirmer qu’on ne devrait pas essayer de « comprendre l'antisémitisme arabe […] comme une réaction "naturelle" à la triste détresse des Palestiniens ». Il faut s’y opposer « inconditionnellement ». « Comprendre » l’antisémitisme musulman, en faire l’expression d’une colère « justifiée » contre l’impérialisme, revient à affirmer que l’antisémitisme propose une résistance valable au capitalisme. De même, on ne devrait pas tenter de « comprendre » les mesures israéliennes comme une réaction « naturelle » dont l’arrière-plan est le souvenir de l’Holocauste[42]. Une telle « compréhension » accepte l’utilisation de la barbarie nazie pour légitimer l’action militaire d’un État. Tout État est un entrepreneur de mémoire qui se légitime lui-même et justifie sa politique au nom de la nation et de l’intérêt national. Une telle utilisation du passé ne sauve pas les morts. Si l’on suit Benjamin, la rédemption est sauvetage du passé dans les luttes actuelles pour l’émancipation humaine, elle est à la fois singulière et universelle, indivisible et sans prix[43]. La rédemption est associée aux refuzniks, aux hérétiques, aux dissidents, non aux bons offices de l’État. Si, donc, la critique d’Israël veut être autre chose qu’une décevante publicité pour les abstractions nationalistes, elle doit avoir le courage du refuznik et du dissident et penser à rebours des graines semées sur le terreau national. Ainsi, il lui faut identifier les différences sociales qui disparaissent dans la forme politique homogène du peuple et de la nation. La violence abjecte dont use l’État d’Israël envers les Palestiniens n’a rien à voir avec la judaïté. La violence d’État n’est pas juive par nature. La violence domine la conceptualité même des rapports sociaux capitalistes, elle est intrinsèque à l’État comme force concentrée de cette société.

À quoi l’attribut « juif » se réfère-t-il ? Qu’est-ce qu’un État juif ? Selon Thomas Hobbes, grand théoricien de l’autonomie de l’État, ce dernier se fondait sur un contrat social qui permettait aux intérêts sociaux en état de guerre de s’épanouir sur la base d’une protection mutuelle. L’État tel qu’il le conçoit s’apparente à un Dieu, mais mortel. Adam Smith a défini l’État comme le pouvoir qui rend possible le libre marché – l’État règle les conduites selon la loi et arbitre entre différents intérêts privés pour assurer des relations de parfaite liberté. Pour que l’économie soit libre, il faut un État fort, en tant que police du marché. Karl Marx concevait l’État comme la force concentrée de la société bourgeoise et comme la forme politique des rapports sociaux capitalistes. Max Weber affirmait qu’on ne pouvait définir l’État par sa fonction, sans parler de supposées caractéristique nationales, mais uniquement par ses moyens : l’usage légitime de la violence. Il comprenait l’État moderne comme une machine. Lénine décrivait l’État comme un instrument de la domination de classe et réclamait la dictature du prolétariat. Aucune de ces analyses ne définit l’État en termes de qualités nationales supposées ou fantasmées appartenant à un peuple homogène. Forger une telle identité nationale est une tâche politique, en ce sens, Perry Anderson a parfaitement raison d’affirmer que tout nationalisme, quel qu’il soit, est potentiellement violent envers l’Autre[44].

L’attribut « juif » ne se réfère pas à des êtres humains concrets, pris dans des rapports sociaux, ni à des individus concrets, fussent-ils Ariel Sharon, Karl Marx, Albert Einstein, Emma Goldman, Rosa Luxembourg, Leon Trotsky, Michael Neumann ou Esther Rosenberg. Cet attribut fait fi des différences humaines et rejette l’idée que la société capitaliste est fondée sur des rapports sociaux antagonistes au profit d’une argumentation sur le caractère juif du capitalisme. Sa dénonciation est totale en ce qu’elle considère tout le monde comme un agent du même type invariant, qu’il s’agisse d’anarchistes, de communistes, de refuzniks, de capitalistes ou de travailleurs, de conservateurs, de religieux fanatiques, de fauteurs de guerre, d’amoureux de la paix, de mendiants ou de Messieurs Tout-le-Monde[45]. Au lieu de distinguer les contradictions, les différences, les antagonismes, les luttes et les conflits, cet attribut « Juif » projette sur un peuple national les « qualités » fantasmées, abstraites, non-rationnelles, sur lesquelles se fonde l’antisémitisme ; il remplace la critique de la forme-État comme force concentrée des rapports sociaux existants par des conceptions totalitaires d’amitié et d’inimitié nationales. Dans ce type de relations, la raison n’a plus court et la pensée se transforme en croyance, tout aussi irrationnelle, que l’ennemi de mon ennemi est mon ami – du Hamas au Hezbollah jusqu’aux Frères musulmans. Cela signifie cependant aussi que le seul moyen de se confronter à la résurgence de l’antisémitisme n'est pas de prêcher la tolérance libérale qui, disons, refuse que qui que ce soit, homme ou femme, puisse être lapidé mais réprime ce principe quand il se rapporte à un Autre anti-impérialiste parce que son humanité civilisée est en fait inhumaine envers un peuple qu’elle considère secrètement comme non-civilisée. La tolérance anti-capitaliste envers la mort par lapidation parce qu’elle est pratiquée par des amis anti-impérialistes n’a aucune valeur à défendre et ne fait appel à aucun principe.

L’antisémitisme ne représente aucun anti-capitalisme mal dirigé. Il critique le capitalisme en tant que système émanant d’un pouvoir juif. Ulrike Meinhof, la co-fondatrice de la Fraction Armée rouge, synthétise de manière concise cette rationalisation de l’antisémitisme comme haine du capitalisme quand elle dit :

Auschwitz signifie que six millions de juifs ont été tués, et envoyés dans les poubelles de l’Europe, pour ce qu’ils étaient : des juifs d'argent. Le capitalisme financier et les banques, le cœur du système impérialiste et capitaliste a retourné la haine des hommes contre l’argent et l’exploitation, et contre les Juifs.... L’antisémitisme est en réalité une haine du capitalisme[46].

En quoi le capitalisme est-il juif ? Qu’est-ce que les antisémites attaquent quand ils attaquent le capitalisme ? Quelle est la mesure de leur réussite ? Les sections qui suivent explorent ces questions en se référant à l’antisémitisme nazi.  

L’heure de l’abstraction

L’antisémitisme n’a pas « besoin » des Juifs. Les pouvoirs attribués au « Juif » ne peuvent être définis concrètement. C'est une abstraction qui n’exclut personne. Tout le monde peut être considéré comme juif. Le concept de « Juif » ne connaît aucune individualité, il ne renvoie ni à un homme ni à une femme, pas plus qu’à un travailleur ou à un mendiant ; le mot « Juif » se réfère à une non-personne, une abstraction. « Le Juif est un homme que les autres tiennent pour Juif[47] ». Dans la Dialectique de la Raison, Max Horkheimer et Theodor Adorno soulignent le fait que la « raison » des Lumières aboutit fondamentalement à la « rationalité instrumentale ». Cette dernière est le faux-ami de la raison. La raison réclame une connaissance des fins humaines ; la rationalité instrumentale ne s’intéresse fondamentalement qu’à deux choses : « combien de temps cela prend-il ? » et « combien cela coûte-t-il ? » Elle se concentre sur le caractère fonctionnel des objets, quels qu’ils soient, et cherche à en disposer aussi efficacement que possible, en vue de l’action et de l’économie. Dans un monde gouverné par les abstractions réelles et mesuré par le temps social abstrait, la simple existence de différences, ce bref aperçu d’une vie au-delà de la pulsion économique, est une provocation intolérable. Elle encourage le ressentiment aveugle et la colère que l’antisémitisme concentre et exploite mais qu'il ne produit pas lui-même. « L’idée d’un bonheur sans pouvoir est intolérable parce que lui seul serait le véritable bonheur[48] ».

L’antisémitisme distingue la « société » de la « communauté nationale ». Il décrit la « société » comme « juive », et fait de la communauté un microcosme qui s’y oppose. La communauté est considérée comme naturelle, naturalité menacée par des forces sociales abstraites et « mauvaises ». Entre autres attributs du Juif pour les antisémites, on compte la mobilité, l'intangibilité, le déracinement et le complot contre les valeurs – mythiques et mythologiques – de la soi-disante communauté que forme l’honnête peuple travailleur. La raison doit être chassée, car elle manifeste ce pernicieux désir d’aller à la racine des choses, et la racine des choses ne peut être que l’homme pris dans l'ensemble de ses rapports sociaux. La raison est l’arme de la critique. Elle remet en cause la situation où se trouve l’homme, dégradé, transformé en ressource économique. Pour l’antisémitisme, l’indépendance de la pensée et la capacité à réfléchir librement et sans crainte sont des aberrations. L’antisémitisme déteste l’idée que « l’homme [soit] pour l’homme l’essence suprême[49] ». Il recherche plutôt la délivrance en affirmant furieusement sa propre réalité, gouvernée par les abstractions économiques réelles. L’antisémite affirme sa propre subjectivité envoûtée par des formes économiques perverties. « Ce délire se substitue au rêve de voir l'humanité organiser humainement le monde, rêve que le monde s'acharne à détruire[50]. »

Pour les apologues de l’économie du travail libre, la référence à la main invisible opère comme une explication refuge[51]. Évoquer l’Invisible, cela permet de tout expliquer. « La faim est la manière dont Dieu punit ceux qui ont trop peu de foi dans le capitalisme[52] ». Pour les antisémites, cependant, il existe une explication à ce pouvoir invisible – le Juif tel qu’on se le représente personnifie son existence. C’est le parasite social qu’on montre du doigt, parasite censé opprimer, saper et pervertir la « communauté naturelle » que forme le peuple enraciné et homogène. La catégorie de « Juif » permet de se référer à la force irrésistible, abstraite et intangible de la civilisation bourgeoise – de la main invisible du marché jusqu’aux relations d’égalité abstraites face à l’argent et à la loi. Cette catégorie personnifie la pensée, l’égalité et la richesse abstraites.

Contre ces dernières, les antisémites exhument « l’égalité régressive » de la communauté censément ancestrale du Volkgenossen, qui ne dérive pas seulement d’une mythique « propriété » de la terre mais aussi de liens de sang imaginaires. Pour se distinguer de la richesse parasitaire de l’argent et de la finance, ils affirment être des producteurs créateurs d’objets concrets. Le mythe du Juif comme incarnation de l’égalité abstraite rejoint le mythe d’une terre originelle et de l’effort productif. Le Volkgenosse se voit lui-même comme un enfant de la nature et, en conséquent, comme un être naturel. Son destin consiste, selon lui, à libérer la communauté nationale des valeurs abstraites, supposément sans racines, de la civilisation capitaliste ; le Volkgenossen exige leur naturalisation afin que toute chose retourne à la « nature ». En somme, il se représente comme un être enraciné dans une tradition ancestrale, fondée sur le sang, afin de défendre sa propre foi dans la colère collective. Sa haine est tournée contre la soi-disant victoire de la civilisation sur la nature, une victoire qui, pense-t-il, le condamne à la sueur, au labeur et à l’effort physique, alors que l’Autre, banquier ou spéculateur, coule une vie facile et somptuaire. Le Volkgenossen désire lui aussi cette vie-là. Il spécule donc sur la mort et amasse des dents en or.

Pour le Volkgenossen, le Juif « est le bouc-émissaire non seulement de manœuvres et de machinations individuelles, mais dans un sens plus général, dans la mesure où on lui impute l’injustice économique commise par la classe entière[53] ». En ce sens, les pogromes ne sont pas de simples actions libératrices mais sont conçus comme un devoir moral : l’antisémitisme réclame une « juste » vengeance de la part de la communauté nationale « qui souffre » du pouvoir de la société déracinée. La « communauté », ainsi, est à la fois victime et « forte ». Sa force dérive d’une conception mythique-naturelle de l’être national. Cette naturalisation de la communauté légitime le meurtre en naturalisant « l’action » : la nature devient destin.

Les vitupérations antisémites contre la raison et l’argent, considérées comme des forces qui ne viennent de nulle part, tout comme leur personnification projetée, le Juif, accouchent également de cette légende : ceux qui possèdent « maison », « tradition », « racines » et « terre » sont les victimes de forces économiques intangibles, abstraites. La conception selon laquelle « la construction du monde se fait derrière le dos des individus et elle est cependant leur œuvre » se retourne contre elle-même : les antisémites sont d’accord, le monde se manifeste dans le dos de ceux qu’ils considèrent comme le peuple[54]. Cependant, ils nient qu’il s’agisse de leur propre oeuvre. Il s’agit plutôt pour eux d’un monde composé de forces conspirant à corrompre l’harmonie des liens nationaux, liens qui reposent sur les ancêtres, la tradition, le sang et l’industrie. Cette force mauvaise, la catégorie du « Juif » la personnifie. Dans cette lutte entre le bien et le mal, la réconciliation n’est apparemment ni possible ni désirable. Le mal doit être éradiqué pour que le bien soit libéré et, comme la nation s’efforce de se libérer de la finance et de l’argent, des dictats impériaux qui la perturbent, la furie du ressentiment lâche tous ses pouvoirs irrationnels – « un mouvement qui aboutit à la fonctionnalisation totale de l’esprit[55] ».

Kant, pour qui la raison devait mener les hommes à la maturité, formulait l’exigence de la raison : penser au-delà d’elle-même afin de trouver la délivrance dans le sens, la signification et dans l’humanité. Voilà l’impératif révolutionnaire de la raison. La raison incarne la pensée critique et le jugement, l’intelligence et le discernement, la réflexion et la subversion. La raison n’a pas de prix et ne peut être mise à prix. C'est pour cela qu'on la considère, à juste titre, avec suspicion. Elle interroge les fins sociales d’un monde gouverné par le mouvement de quantités économiques, gouverné par l’organisation micro-économique du travail vivant comme ressource économique aux qualités indiscernables, c’est-à-dire comme force productive humaine flexible et standardisée entièrement employable et ce quel que soit le « produit ». Envoutée par le temps abstrait, la différence devient pure différence quantitative et, avec un telle méthode pour mesurer la réussite, la raison apparaît comme non-raison (Unwesen) d’un monde « hostile au sujet[56] ». Aussi longtemps qu’il est effectué au sein du temps du profit, tout le temps de travail social est identique sous la forme de la monnaie, autrement, il est sans valeur, et le travail qui y est incorporé, socialement non-valide. Le temps du profit est le temps du succès économique, mesuré par le retour sur investissement. L’effort ne vaut que comme effort quantifiable. Tout est évalué à l'aune de l’utile ; et ce qui reste est brûlé. L’organisation efficace, des actes exécutés froidement sans passion – la cruauté du silence dans la maison du bourreau – font écho à un mépris pour l’individualité : les corps se ressemblent tous quand seul le résultat compte, ils deviennent vraiment égaux ; rien ne distingue un numéro d’un autre si ce n’est la différence quantitative – la mesure de la réussite. Combien de temps cela prend-il ? Combien cela coûte-t-il ? « L’aspect morbide de l’antisémitisme n’est pas le résultat du comportement projectif en tant que tel, mais du manque de réflexion qui le caractérise[57]. » Dans un monde gouverné par le mouvement des quantités économiques, l’expansion quantitative est la mesure du succès. En terme de qualité, une quantité équivaut à une autre, si ce n’est qu'elle est plus ou moins grande. Dans ce contexte, Adorno a affirmé qu’« Auschwitz confirme le philosophème de la pure identité comme mort[58] ». Ce qui reste a été brûlé.

Ainsi, Auschwitz confirme « l’opiniâtreté » du principe d’abstraction, non seulement par le biais de l’extermination, à elle-même sa propre fin, mais aussi par le devenir-abstraction qu’accomplit Auschwitz. La naturalisation de l’abstrait en tant que « Juif » ne se contente pas de retirer au Juif son humanité, après l’avoir expulsé de la communauté nationale fantasmée. L’abstrait est aussi rendu abstrait : tout ce qui pouvait être utilisé l’a été, dents, cheveux et peau ; la force de travail et, finalement, l’abstrait lui-même deviennent abstraits et ainsi invisibles. La main invisible du marché, personnifiée comme pouvoir du Juif, est transformée en fumée.

À propos de l’antisémitisme, de la finance et de l’industrie

L’antisémitisme nazi est différent de l’antisémitisme du vieux monde chrétien. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se serve pas de l’antisémitisme chrétien, qui accusait les « Juifs » d’être les assassins du Christ et des usuriers. L’antisémitisme moderne utilise ces constructions historiques, en tire profit tout en les transformant : on accuse et on persécute le Juif pour ses activités improductives. Son image est celle d’un intellectuel et d’un banquier. « Le banquier et l’intellectuel, l’argent et l’esprit, qui représentent tous les échanges, sont le rêve refoulé de ceux que la domination a mutilés et dont elle se sert pour se perpétuer elle-même[59]. » Les termes « d’abstrait, de rationaliste et d’intellectuel prennent un sens péjoratif. Il ne saurait en être autrement puisque l’antisémite se définit par la possession concrète et irrationnelle des biens de la Nation[60] ». Les valeurs abstraites elles-mêmes sont naturalisées et identifiées au « Juif ». Ainsi, le « concret » comme « l’abstrait » sont naturalisés : l’un via la possession de la terre (le concret enraciné dans la nature, le sang et la tradition) et l’autre via la possession du « poison » (l’abstrait sans racine et le pouvoir déraciné de l’intelligence et de l’argent). Le mythe de l’unité nationale d’un peuple industrieux et frugal est le contrepoint au mythe d’un capitalisme juif faiseur d’argent.

Parmi les éléments d’antisémitisme, on trouve, d’une part, la condamnation du capitalisme financier censé émaner du marché mondial qui produirait une richesse sans effort. Les spéculateurs, à la recherche éperdue du profit, y règnent en maître ; l’argent court après l’argent, d’une façon quasi incestueuse : l’argent pour l’argent et ce, quel qu’en soit le prix pour l’industrie et les emplois de la nation. Dans ce monde sans frontières, où règnent prix et profits, l’économie nationale est dominée par des forces aveugles, l’argent et la finance. On trouve, d’autre part, parmi les éléments d’antisémitisme, le soutien au capital productif, considéré comme une force matérielle à la base du capital national et relevant des traditions créatrices et industrieuses de tel peuple ou telle nation. Le capitalisme est ainsi rejeté comme capitalisme rentier « juif » qui, à la manière d'un parasite, fait des affaires en se nourrissant de l’effort productif du peuple laborieux, au risque de ruiner la nation. Les éléments de l’antisémitisme moderne font la différence entre une forme naturelle de capitalisme, dans lequel le travail produit la richesse matérielle, et une forme de capitalisme abstrait, où le pouvoir de l’argent se développe avec ostentation en pariant sur le pouvoir créateur de l’industrie et de la richesse nationales.

Plus aucune évidence ne tient. La « pourriture du vieux monde » se transforme en ressentiment, elle devient un destin national, prêt à passer à l’action[61]. Face au « Juif » sans pitié, le destin national se montre impitoyable dans sa recherche de délivrance. La tradition, le sol et le sang s’opposent au raisonnement, à l’intelligence et à la réflexivité ; et, selon la conception nationaliste, l’économie nationale et le travail industriel, les gens créateurs qui produisent de leurs mains s’opposent aux forces abstraites de la finance internationale et de l’impérialisme. Les Volkgenossen sont égaux dans leur aveuglement. « Le comportement antisémite se produit dans les situations où des hommes aveuglés et privés de leur subjectivité sont lâchés en tant que sujets[62]. » Alors que la raison se maintient à travers et par la critique des rapports sociaux, le Volkgenosse n’a foi que dans le déchaînement efficace de la terreur qui dépouille celui qui a été désigné comme l’incarnation de formes de capitalisme haïssables de tout ce qu’il possède – vêtements, chaussures, dents, cheveux, peau et vie. Pour ramasser les dents en or des victimes assassinées, les cheveux de celles qui restent à tuer, pour surveiller le travail des esclaves autorisés à ne ramper qu’un jour de plus, une organisation efficace suffit. Le temps de l’essence est venu, il n’y a plus une minute à perdre.

Le rejet du capitalisme qu’exprime l’antisémitisme est barbare et insensée, il fait de l’anti-capitalisme l’idiot utile du capital. Il rend les Juifs responsables du mouvement irrémédiable des choses économiques et s’attaque aux soi-disant coupables. La furie antisémite contre le capitalisme (juif) laisse l’économie du travail intacte. En fait, elle réclame des emplois efficaces et utiles afin de libérer le monde des malfaiteurs qui se cachent derrière les phénomènes abstraits de l’argent, de la finance ou de la pensée. L’antisémitisme nazi exige une révolte bien organisée de la nature réprimée. Il mutile et tue froidement mais frénétiquement. La dénonciation du caractère juif du capitalisme a permis, quand elle ne l’exigeait pas, de développer sans répit l’entreprise capitaliste considéré comme bien national tout en donnant l'air de rejeter le capitalisme en tant que système financier, spéculation de profiteurs et accumulation de richesse parasitaire. La critique du « capitalisme juif » ne voit dans le capitalisme rien de plus qu’un système improductif à faire de l’argent – une économie de rente qui vit aux crochets de l’harmonieuse communauté naturelle que forme la nation et la pervertit. La révolte contre le capitalisme exige un plus grand effort productif et se réclame de l’économie et de la richesse nationales.

La critique du fétichisme de la marchandise chez Marx est solide car elle s’attaque au dualisme qui oppose travail et argent. Le travail produit de la valeur et celle-ci devient visible sous la forme de l’argent ; le travail est producteur de valeur d’échange ou il n’est pas ; et s’il ne l’est pas, les conséquences sont dévastatrices. L’opposition apparente entre travail et argent constitue l’illusion objective de la forme-marchandise[63]. En conséquence, il y a, d’une part, une fétichisation du travail concret, de la libre-entreprise et de l’industrie qui produisent la richesse matérielle et satisfont les besoins humains. Et, d’autre part, la sphère abstraite des choses économiques réifiées, qui se meuvent, en apparence, d’elles-mêmes, selon une logique économique autonome qui échappe à tout contrôle humain. Entre le travail concret de l’industrie et le mouvement des forces économiques abstraites, le pouvoir global de la finance règne en maître. La célébration du concret et le rejet du caractère mobile, universel et intangible du capital financier et de la richesse parasitaire des spéculateurs vont de pair. La figure vampirique du capital qui se nourrit du travail pour réaliser la plus-value, que Marx a dépeint dans le Capital, est ainsi détournée : la production capitaliste est considérée comme bonne en soi car elle représente l’effort du travail concret de la nation et ce n’est que le pouvoir de l’argent, et lui seul, qui corrompt et dégrade ce travail par la recherche du profit. L’argent, qui menace la viabilité de ce travail, est donc conçu comme la racine du mal et la cause de toute perversion. Autrement dit, la conception dualiste de l’argent et du travail fétichise la libre-entreprise et l’industrie pour en faire l’incarnation d’une communauté nationale concrète, menacée de destruction par le pouvoir déraciné de l’argent. Finalement, l’antisémitisme moderne est l’idéologie barbare qui correspond à ce que Marx appelait, dans son analyse du rôle du crédit, l’« abolition de l’industrie capitaliste privée sur la base même du système capitaliste[64] ». Le national-socialisme a concentré la résolution de cette abolition pervertie sur l’État-nation en tant que « dernier refuge de l’harmonie » qui devait restaurer, par la terreur, un soi-disant ordre social naturel[65].

Pour les antisémites, le monde apparaît donc divisé entre des formes de capitalisme haïssables, en particulier la finance et le capital monétaire, et la nature concrète. Le concret est conçu comme immédiat, direct, matière utile et enracinée dans l’industrie et l’activité productive. Quant à l’argent, en revanche, on le considère non seulement comme la racine du mal mais aussi comme sans racine, et on juge qu’il est indépendant du capital industriel mais aussi qu’il le domine et lui est hostile : tout entreprise est pervertie par la quête destructrice d’auto-expansion de l’argent. De cette manière, l’argent et le capital financier sont assimilés au capitalisme alors que le travail industriel et productif participe de l’œuvre concrète et créatrice de la communauté nationale. Ainsi, l’industrie et l’entreprise sont « devenues » capitalistes à cause de l’argent (juif) : l’argent pénètre l’industrie sous toutes ses formes, la pervertit et désintègre la communauté nationale au nom des valeurs abstraites du capital financier. La force et le pouvoir de l’argent ne font que compromettre l’individu comme entrepreneur, saper ce qui est créateur pour l’industrie nationale, enraciné dans les traditions du sang et du sol et pervertir la communauté orientée vers la production paternaliste de valeurs d’usage. Pour les antisémites, il est non seulement possible d’adopter le capitalisme mais aussi de déclarer que le travail rend libre. « Ils déclarent que le travail n’a rien de déshonorant afin de pouvoir contrôler celui des autres de façon plus rationnelle. Eux-mêmes se rangent parmi ceux qui ont une activité créative alors que, comme jadis, elle est bien plus une activité de requins[66]. » En séparant ce qui va intrinsèquement de pair, c’est-à-dire la production et l’argent, la distinction entre argent d’un côté et industrie ou entreprise de l’autre, conduit à une critique fétichiste qui, tout en attaquant les personnifications du capital, réclame son expansion sans entrave, par tous les moyens.

Soutenir que le Volkgenosse incarne la nature concrète, le sang, le sol et l’industrie, cette idée va de pair avec la dénonciation du Juif comme pouvoir personnifié des abstractions économiques. Ainsi, autant l’idéologie du sang et du sol que l’expansion sans limite des machines et de l’industrie sont projetées comme images d’une nation saine, prête à se purger de ceux qu’elle perçoit comme ennemis de l’économie nationale, c’est-à-dire le « capitalisme juif », « vampire » abstrait, universel, sans racine, mobile, intangible et international. L’extermination émane elle-même de la nature concrète et est donc industrialisée. L’extermination « apporte la confirmation d’une vie stupide à laquelle on se résigne[67] ». En tant que Volkgenossen, tous ont commis la même action et sont par-là véritablement devenus égaux : ce qu’ils ont accompli avec efficacité ne fait que confirmer ce qu’ils savaient déjà, ils ont perdu leur individualité et se sont déchaînés comme sujets industrieux et appliqués de l'extermination.

Tout est donc transformé en pure nature. L’abstrait n’est pas seulement personnifié, il est devenu lui-même abstrait. À la porte d’Auschwitz, les Volkgenossen ont fait clairement entendre que l’argent ne libère personne de la nature concrète. Le travail seul est libérateur. Il rend libre – Arbeit macht frei. Autrement dit, Auschwitz était une usine à détruire les personnifications de l'abstrait. Son organisation était celle d'un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l'abstrait. Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les juifs, c'est-à-dire à leur arracher le « masque » de l'humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu'ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions. Le second pas consista à « exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la « valeur d'usage » matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux, savon[68].

Conclusion : perspectives théologiques et critiques sur la société

Adam Smith croyait dur comme fer que le capitalisme créait la richesse des nations et notait que :

Le propriétaire de capital est proprement citoyen du monde, et il n'est attaché nécessairement à aucun pays en particulier. Il serait bientôt disposé à abandonner celui où il se verrait exposé à des recherches vexatoires qui auraient pour objet de le soumettre à un impôt onéreux, et il ferait passer son capital dans quelque autre lieu où il pourrait mener ses affaires et jouir de sa fortune à son aise[69].

David Ricardo, approbateur, surenchérissait : « si l'on n'accorde pas dans un pays, au capital, la faculté de recueillir tous les profits que peuvent produire les forces mécaniques perfectionnées, on le pousse au dehors, et cette désertion des capitaux sera bien plus fatale à l'ouvrier que la propagation la plus vaste des machines[70] ». Ainsi, Ricardo formulait la nécessaire production par les rapports sociaux capitalistes d'une « surpopulation ». Si l’on suit Hegel, l’accumulation de richesse prive de sécurité, lorsque la situation se détériore, ceux qui dépendent de leur force de travail pour leur reproduction. Il concluait qu’en dépit de l’accumulation de richesses, la société bourgeoise aurait des difficultés à pacifier les masses subordonnées et voyait dans la forme-État le moyen de contenir les antagonismes sociaux, par l’écrasement des possibles révoltes des masses dépendantes[71].

Pour Karl Marx, la critique du capitaliste menait à la critique d’un masque, d’un personnage économique. Il exigeait donc que la critique se tourne vers son objet véritable, c’est-à-dire le capital comme forme constituée et objective des rapports socio-économiques. Contre le concept en vigueur d’égalité formelle, il affirmait que le communisme reposait sur l’égalité de tous les besoins humains individuels. Par la suite, John Holloway conçoit la lutte de classe d’une façon complètement négative, comme une lutte contre une société fondée sur l’existence d’une classe enchaînée au travail[72].

Theodor Adorno et Max Horkheimer analysaient l’antisémitisme comme un rejet barbare et insensé du capitalisme qui rend l’anti-capitalisme utile au capitalisme. « Les dominateurs ne pourront subsister qu’aussi longtemps que les dominés transformeront l’objet de leurs aspirations en objet de leur haine[73]. » L’antisémitisme transforme le mécontentement envers les conditions d’existence en ressentiment aveugle contre ce qu’il projette comme un ennemi extérieur.Peu importe comment sont les Juifs en tant que tels, leur image vue comme l’image du peuple vaincu, présente les traits auxquels la domination devenue totalitaire ne peut qu’être hostile : ceux du bonheur sans pouvoir, du salaire obtenu sans travail, de la patrie sans frontières, de la religion sans mythe. Ces caractéristiques sont rejetées par la domination, parce que les dominés y aspirent secrètement[74].

C’est-à-dire que la critique envoutée du capitalisme est « fonctionnelle » et sert la perpétuation du système de la richesse abstraite – elle encourage un anti-capitalisme du ressentiment qui identifie, d'après la rumeur, les fautifs et les attaque et qui se condamne ainsi à n’être que de la chair à canon pour un système où la richesse dépend de la quantité disponible de matériaux humains[75]. L’antisémitisme tient le Juif pour responsable des manœuvres de la main invisible ; on condamne le Juif en tant que personnification du capitalisme, on en fait l’agent de la misère. Le Juif est le mal incarné, et le mal doit être éliminé afin que le monde soit libéré, et ainsi guéri de toute idée d’une vie au-delà du travail libre[76].

L’antisémitisme est la rumeur à propos des Juifs. Cette rumeur épouse le mouvement inexorable et parfois dévastateur des forces économiques. Elle dit : qu’on attaque le Juif ; l’antisémitisme est la théologie pleine de ressentiment de l’anti-capitalisme. Elle personnifie des formes de capitalisme haïssables, donne un exutoire au mécontentement et propose un ennemi à abattre. L’antisémitisme tend vers le tout – car il ne comprend rien.


[1] W. Bonefeld, Critical Theory and the Critique of Political Economy, Bloomsbury, 2016. [NDT]

[2] K. Marx, Le Capital, livre 1, Paris, PUF, 1993, p. 6. M. Heinrich, An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital, (New York 2012), défend une lecture similaire dans le chapitre 10, Section 2.

[3] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 2013, p. 183 (trad. Éliane Kaufholtz).

[4]  Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1972 et Grundrisse, Paris, Éditions sociales, 2011.

[5] Marx, Matériaux préparatoires, in Marx Engels Collected Works, vol. 29, Londres, 1987, p. 487. [K. Marx, Fondements de la critique de l'économie politique, Volume II, Paris, Anthropos, 1968, p. 635.]

[6] L'ouvrage de Peter Gowan, Global Gamble, Londres, Verso, 1999, est particulièrement représentatif de cette conception.

[7] M. Hardt et A. Negri, Empire, 10/18, 2000, p. 143-147.

[8] T. W. Adorno, Modèles Critiques, Paris, Payot, 1984, p. 127.

[9] Ce passage est tiré de T. W.Adorno, Lectures on History and Freedom, Cambridge, Polity, 2008, p. 100–2.

[10] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit.

[11] A. Rosenberg, Der staastsfeindliche Zionismus, Munich, Franz Eher Nachf., 1938.

[12] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 272.

[13] Il y a bien sûr une différence entre l’antisémitisme qui a culminé avec Auschwitz et celui d’après 1945. Cependant, déterminer si l’antisémitisme persiste à cause d’Auschwitz ou malgré Auschwitz est une question vaine. Les termes « à cause » et « malgré » donnent du crédit à l’idée qu’Auschwitz, usine de mort, est parvenu également à détruire l’antisémitisme. Ce point de vue implique que l’antisémitisme a moins à voir avec la société qu’avec les Juifs. Sur l’histoire de cette idée et la manière dont elle imprègne la sociologie moderne, voir D. Claussen, « The Dialectic of Social Science and Worldview. On Antisemitism in Sociology », in M. Stoetzler (dir.), Antisemitism and the Invention of Sociology, Lincoln, NB, 2014. Auschwitz est un événement au sein de l’historicité de la société bourgeoise. Comme je l’affirme au chapitre 4, le passé ne révèle pas le présent. C’est plutôt le présent qui révèle le passé.

[14] Je reviendrai sur ce point dans la deuxième section.

[15] T. W. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, 2003, p. 149.

[16] T. W. Adorno et M. Horkheimer, « Éléments d’antisémitisme », La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 249-305.

[17] I. Wallerstein, L'Après-libéralisme : Essai sur un système-Monde à réinventer, Ed. La Tour d'Aigues / Éditions de l'Aube, 1999. (Passage non traduit dans l’édition française, notre traduction [NDT]).

[18] Cet élément est tiré d’Adorno et Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 269-270.

[19] Selon Pat Buchanan, la crise des valeurs américaines serait la conséquence des effets néfastes de la « théorie critique » dont il rend les « Juifs communistes et fauteurs de trouble » responsables. Pat Buchanan, The Death of the West, New York, St. Martin's Press, 2002. Buchanan était le conseiller des présidents américains Nixon, Ford et Reagan. C’est un penseur conservateur distingué.

[20] T. W. Adorno, Minima Moralia.

[21] Comme Jean-Paul Sartre l’affirme dans ses Réflexions sur la question juive, une fois que la foule s’est rassemblée, elle peut, sans peur, chasser les Juifs.

[22] H. Marcuse, Negations (London 1988), p. 23. [H. Marcuse, Culture et société, Paris, Minuit, 1970, p. 82].

[23] Immanuel Wallerstein, L'Après-libéralisme : Essai sur un système-Monde à réinventer, Ed. La Tour d'Aigues / Éditions de l'Aube, 1999, p. 177.

[24] Ibidem (notre traduction [NDT]).

[25] J. Staline, « Le Marxisme et la question nationale », in ibid.

[26] Voir L. Poliakov, De l’antisionisme à l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 2015.

[27] P. Anderson, « Scurrying Towards Bethlehem », New Left Review, 2nd series, n°10 (2001), p. 5–30, 15.

[28] J. Petras. « Empire Building and Rule : U.S. and Latin America », in Pratyush Chandra, Anuradha Ghosh et Ravi Kumar (dir.), The Politics of Imperialism and Counterstrategies, Aakar Books, Delhi, 2004, p. 210.

[29] J. Petras, The Power of Israel in the United States, Atlanta, GA, 2006.

[30] A. Callinicos, An Anti-Capitalist Manifesto, Cambridge, 2003, p. 107.

[31] A. Callinicos et C. Nineham, « At an impasse ? Anti-Capitalism and the Social Forums Today », International Socialism (en ligne) n°115 (2007); http://www.isj.org.uk/index.php4?id=337&issue=115. Voir aussi C. Harman, « Hizbollah and the War Israel Lost », International Socialism (en ligne), n°112 (2006); http://www.isj.org.uk/index. php4?id=243&issue=112

[32] A. Calllincos, « The Grand Strategy of the American Empire », International Socialism Journal (en ligne), n°97 (2002) ; pubs.socialistreviewindex.org.uk/ isj97/callinicos.

[33] International Socialism, « Egypt: The Pressure Builds Up », International Socialism (en ligne), n°106 (2005), p. 31; http://www.isj.org.uk/index.php4?id=90&issue=106.

[34] Voir http://radicalarchives.org/2010/03/28/jbutler-on-hamas-hezbollah-israellobby/ et pour la remarque citée http://www.aviva-berlin.de/aviva/ Found.php?id=1427323.

[35] S. Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2009, p.191.

[36] A. Callinicos, « The Anti-Capitalist Movement after Genoa and New York, in Stanley Aronowitz et Heather Gautney (éd.), Implicating Empire, New York 2003, p. 140.

[37] Pour une plus ample analyse, voir W. Bonefeld, « Antisemitism and the Power of Abstraction : From Political Economy to Critical Theory », in M. Stoetzler, Antisemitism and the Invention of Sociology, Lincoln, NB 2014.

[38] Voir M. Stoetzler, « On the Possibility That the Revolution That Will End Capitalism might Fail to Usher in Communism », Journal of Classical Sociology, vol. 12, n°2 (2012), p. 191–204.

[39] Voir T. W. Adorno, Minima Moralia, op.cit., p. 148.

[40] Ibidem, p. 139-140.

[41] G. Rose, Judaism & Modernity, Oxford, 1993, p. 5.

[42] S. Žižek, Bienvenue dans le désert du réel, op.cit., p. 191.

[43] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 432-443.

[44] P. Anderson, « Scurrying Towards Bethlehem », art. cit.

[45] En effet, le soutien inconsidéré à la résistance anti-impérialiste ne reconnaît ni les féministes, ni les socialistes, les communistes et les anarchistes. Il reconnaît la résistance anti-impérialiste, disons, du Hezbollah et ce qu’il ne reconnaît pas peut disparaître de la surface de la terre.

[46] U. Meinhof, citée in G. Watson, « Race and the Socialists », Encounter (November 1976), p. 23. Sur Auschwitz et la gauche allemande (de l’Ouest), voir D. Claussen, « In the House of the Hangman », in Anson Rabinbach and Jack Zipes, Germans and Jews Since the Holocaust, New York 1986.

[47] J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, NRF Gallimard, 1954, p. 83.

[48] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 255. Sur la richesse capitaliste comme moment évanescent d’un temps devenu abstrait, voir le chapitre 6 de W. Bonefeld, Critical Theory and the Critique of Political Economy, Bloomsbury, 2016.

[49] K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, Genève, Entremonde, 2010, p. 25.

[50] T. W. Adorno, « Que signifie : repenser le passé ? » in Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, p. 107.

[51] Sur le sens de « l’économie du travail libre », voir le chapitre 4 de W. Bonefeld, Critical Theory and the Critique of Political Economy, Bloomsbury, 2016.

[52] J. D. Rockefeller Sr., cité in Manning Marable, Race, Reform and Rebellion, Jackson, University Press of Mississippi, 1991, p. 149.

[53] T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 257.

[54] H. Marcuse, Culture et société, Paris, Minuit, 1970, p. 166.

[55] Ibidem, p. 82.

[56] T. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 370, trad. G. Masson.

[57] T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 278.

[58] T. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 438.

[59] T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 255.

[60] J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, op.cit., p. 133.

[61] « Seule une révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte fonder la société sur des bases nouvelles », K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditionss ociales, 1868, p. 68 pour une lecture critique voir M. Lebowitz, « Beyond the Muck of Ages », in W. Bonefeld et K. Psychopedis, Human Dignity. Social Autonomy and the Critique of Capitalism, Aldershot, Ashgate, 2005.

[62] T. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 253.

[63] Cette partie s’appuie sur M. Postone, « Antisémitisme et National Socialisme », in Critique du fétiche-capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF, 2013, p. 95-121.

[64] K. Marx, Le Capital, livre III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 410 et voire chapitre 7, Section 3.

[65] K. Marx, Grundrisse, Paris, Éditions sociales, 2011, p. 28-29.

[66] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 257.

[67] Ibidem, p. 253.

[68] M. Postone, Critique du fétiche-capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF, 2013, p. 120.

[69] A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion, 1991, p. 453, trad. Germain Garnier.

[70] D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, Chap. XXXI, « Des machines », trad. F.S. Constancio, Flammarion, 1971 p. 351.

[71] Voir G.W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2013, p. 349-364, trad. J.-F. Kervégan.

[72] J. Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la Révolution aujourd’hui, Paris, Syllepse, 2003.

[73] T. W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la Raison, op.cit., p. 292.

[74] Idem, p. 292.

[75] Pour une analyse du caractère fonctionnel du conflit social, voir L. A. Coser, The Functions of Conflict, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1956.

[76] Sur le travail libre, voir les chapitres 4 et 5 de W. Bonefeld, Critical Theory and the Critique of Political Economy, Bloomsbury, 2016.

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