trame

Une description des fils, sinueux mais persistants, qui tissent la trame du premier numéro de stoff.

Notre parti pris contre cette société n’est pas un acte de foi. Il part de l’expérience du capitalisme vécue comme double impossibilité. L’impossibilité d’une vie qui n’impliquerait pas la destruction plus ou moins directe de ses propres conditions écologiques et sociales ; l’impossibilité d’une vie dévolue à la poursuite constante et indéfinie d’une production marchande qui nous rend superflus. Ce parti pris n’est donc pas une identité toute faite mais la formulation d’un paradoxe. Car autant, théoriquement, l’aspiration au communisme ne cesse pour nous de s’affirmer, autant son affirmation effective ne cesse de s’éloigner.

Le XXe siècle s’ouvrit sur des espoirs révolutionnaires, accoucha de révolutions mort-nées et finit par effacer de notre mémoire le souvenir de ces promesses déçues. Nous sommes les enfants de cette longue défaite. On savait bien, autrefois, que le Grand Soir ne serait pas pour demain, ce qui n’empêchait pas pour autant d’y croire. Aujourd’hui, celui ou celle qui prône l’avènement imminent d’une société sans travail salarié et sans argent rappelle douloureusement la figure d’un dément dont les mots fortuits se perdent dans une rame de métro où s’entassent les anonymes. À la sortie, en haut des escalators, ce ne sont plus des agitateurs mais des prophètes qui attendent ces derniers. Ceux qui annoncent la fin du monde ont désormais plus d’audience que ceux qui prêchent la fin de cette société. Sous la profusion de nouvelles idoles bon marché, le communisme ne parle plus. C’est qu’on lui préfère, à tout prendre, l’effondrement.

Notre position est inconfortable, pénible. Assommés par le déclin de l’identité ouvrière et témoins de l’épuisement des mouvements d’émancipation, l’heure est au scepticisme et à l’incrédulité. Les appels incessants à « la convergence des luttes » d’un milieu militant rivé sur lui-même ne démontrent qu’une chose : il ne suffit pas de réchauffer un vieux récit théorique pour rompre l’éclatement des mouvements et produire les conditions d’un grand renversement. Cette dislocation de la pratique politique est la condition actuelle de notre travail théorique. Nous ne saurions la nier et encore moins la dissimuler sous le mythe d’un sujet révolutionnaire tapi dans l’ombre qui n’attendrait que la révélation de quelque évangile pour renverser le capitalisme et, avec lui, toutes les formes existantes de domination. La démonstration théorique n’est pas une fin en soi ; gardons-nous de régresser dans l’idéalisme qui est sans conteste un dénominateur commun à tant de travailleurs intellectuels. De même, entretenir l’espoir d’une irruption spontanée de l’insurrection, permise par l’aggravation des contradictions du capitalisme, ce serait endosser la soutane du théoricien-prophète dont l’agitateur jalouse à présent le succès. C’est aussi là que la spontanéité abstraite se transforme en son opposé : un nécessitarisme historique. Les adeptes de la baisse tendancielle du taux de profit partagent leur quiétisme spectateur avec les accélérationistes, les disciples de l’insurrection messianique qui viendra tôt ou tard ou encore les collapsologues. L’attente atomisée est une condition dont on ne sort pas en claquant des doigts. Peut-être sont-ils aussi de ceux qui profitent encore matériellement du fait que rien ne change vraiment ?

Si nous avions les solutions aux problèmes quotidiens que pose la contrainte à vivre au sein des rapports sociaux aujourd’hui hégémoniques, nous serions déjà tout absorbés par les travaux pratiques, par un autre emploi de l’argent, par les communes où la désubjectivation trouve à s’instituer en nouvelle norme, et ainsi de suite. Si nous pensions que l’éviction du malheur historique ne relève finalement que de la stratégie, nous ne parlerions que de guerre civile, d’alliances, de causes lointaines et de causes locales, du train de l’histoire qu’il faudra prendre au bon moment. Si nous croyions que l’énonciation de la vérité, sous la forme de la Théorie, suffisait à éveiller les masses de ce mauvais rêve, nous serions des iconoclastes brisant les images des fausses divinités capitalistes sur la place du Marché. Et au cas où la théorie n’aurait pas même ce pouvoir d’éveiller, mais au moins celui de nous introduire dans le secret de l’horlogerie du capital et de la ruse de l’histoire, nous serions alors des logiciens condamnés à la solitude mais consolés de pouvoir admirer l’ingénieux mécanisme, par nous découvert, qui commande le processus révolutionnaire.

Hélas, nous savons la théorie impuissante à produire ne serait-ce qu’un nouveau grand récit ; impuissante à expliquer toute chose selon les catégories de l’économie politique sans perdre les expériences concrètes, historiques et spécifiques. Peut-être n’est-elle bonne qu’à éclairer les défaites et les petites victoires. Sans donner prise sur le réel, elle produit sans doute un écho de l’intelligence des luttes et des débâcles en faisant résonner la dimension théoricienne qui leur est propre.

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Le déploiement de l’emprise du capital, en se soumettant l’entière société, produisit son antagonisme sous les traits d’un sujet collectif universel – le prolétariat – et d’une théorie totalisante – le marxisme. L’avancée conquérante de la marchandise sur toutes les formes sociales précédentes, conquête jalonnée par les multiples écrasements des révoltes et insurrections, a inspiré chez ses opposants un protagoniste et un récit de même envergure : la classe « universelle » du travail et son combat épique contre le capital vampirique. En rassemblant des masses de prolétaires au cœur de la production, la grande industrie les força à grimper sur la scène de l’histoire à travers syndicats, partis et conseils ouvriers. Il devint alors possible de croire que sous l’impulsion du mouvement ouvrier, le progrès de la socialisation capitaliste établissait le progrès objectif du genre humain tout entier, pour démontrer ainsi la supériorité de fait des formations capitalistes du « centre » sur le reste du monde.

Or, l’histoire ne se plie pas au tour de passe-passe du dialecticien cherchant à justifier le capitalisme comme étape douloureuse, bien que nécessaire, pour prétendre accéder au règne de la liberté. Le fameux progrès des forces productives a bien été réalisé : capital fossile, capital numérique, capitalocène. Les capitalistes, disait-on sans vraiment y croire, feront un jour la pluie et le beau temps. C’est chose faite : pluies acides et canicules. Les forces productives se sont déchaînées et le monde d’abondance promis par l’automatisation fordiste ressemble aujourd’hui à une terre brûlée, peuplée de corps rompus par le travail ou livrés à l’abandon. In fine, le développement des forces productives n’a pas débouché sur une montée en puissance de la classe ouvrière qui n’était rien et deviendrait tout, mais sur sa lente désintégration. La restructuration du capital entreprise dans les années 1970 a sapé la base qui, en son sein, permettait, dans les pays occidentaux, l’affirmation de la condition prolétarienne avec le capital – partage des gains de productivité – mais contre le capital – le programme d’une réorganisation de la société avec pour socle le travail. La production de plus-value ayant façonné le monde à son image, les conditions de la survie des prolétaires sont désormais déconnectées de celles du capital. Les travailleurs disposant d’une marge de manœuvre pour la défense et l’amélioration de leurs conditions en tant que travailleurs forment une espèce en voie d’extinction.

C’est cette désintégration qui vit naître la recherche d’autres modèles de vivre-ensemble dans les marges fantasmées du capital, dans son « dehors » proche ou exotique, dans ce qui l’aurait innocemment précédé. Mais déjà cette autre époque arrive à son terme, avec la transformation des anciennes périphéries en nouveaux laboratoires d’expérimentation pour la gestion d’un capitalisme en crise. Partout, entre la poussée populiste-nationaliste dans les sociétés où la façade démocratique ne dissimule même plus l’autoritarisme restructuré et l’essor décomplexé de l’ethnonationalisme, s’affirme une même tendance : la contradiction en procès, qui rive les alternatives à un cours commun sous le signe de la catastrophe. C’en est donc fait du récit du progrès aussi bien que du bel ailleurs.

D’aucuns crurent trouver dans chaque forme de vie, dans chaque posture de radicalité la promesse d’une vie nouvelle. Comme si l’hégémonie de la marchandise et de l’argent ne confirmait pas, précisément, que c’est l’économie politique qui délimite le champ du possible. Fréquenter Marx aujourd’hui, c’est se prémunir contre la panoplie de solutions volontaristes aguicheuses du « tout est possible ». Les luttes effectives, celles que les théories matérialistes ont nourries, décrites et accompagnées, luttes qui s’affrontent aujourd’hui à une police militarisée, nous forcent au réalisme face à l’étalage complaisant de théories sur le marché de luxe de la radicalité. Aux flux de multitudes, de rhizomes, de vitalité corporelle et de perspective cannibale, aux odes à Gaïa, aux colibris salvateurs et à la pensée sauvage, aux joies de se retrouver entre « amis » le temps d’une fête ou d’une insurrection, la morose résistance qu’impose encore et toujours le travail salarié sonne comme la claque qui réveille le théoricien de ses rêveries.

Le capitalisme n’est pas une machine à mal subjectiver qu’il faudrait pirater pour subvertir les consciences. Il n’est pas non plus le fait du seul Homme Blanc. La compréhension des rapports de production, de circulation et de l’ensemble qu’ils forment dans la société capitaliste permet d’élucider cette dimension du réel qui ne disparaît jamais. À celles et ceux qui portent des « ontologies de la différence » situant certaines sociétés et individus dans des espaces-temps alternatifs, nous poserons toujours la question : « de quelle rente êtes-vous les bénéficiaires ; comment payez-vous votre loyer ? » Les chantres de l’alternative ou de l’altérité espèrent, en cultivant leur lopin, renouer avec les damnés de la terre. Mais les possibles ne jaillissent pas d’un discours pluraliste sur les sociétés. Coincée dans une totalité structurée par la production pour le marché, aucune innovation théorique n’échappe à celle-ci par son goût pour la nouveauté. La différence ne se performe pas. Elle résulte d’une négation matérielle qu’aucun jeu individuel ne peut provoquer sans en passer par la contestation collective. Aucun indigénat imaginaire n’éclipsera la loi de la valeur, mais pendant ce temps, dans les post-colonies comme dans les métropoles occidentales, l’émeute contre la misère, la ségrégation raciale et la police interrompt souvent, provisoirement, le cours des choses marchandes et l’humiliation quotidienne.

La séparation du travail manuel et du travail intellectuel est actuellement poussée à un point où ce dernier, dans la plupart de ses produits académiques et journalistiques, pose et traite des questions sur un mode indifférent aux problèmes pratiques les plus urgents. En même temps, auprès du « grand public », l’offre constante et la surabondance des flux informationnels semblent obstruer l’intérêt pour les questionnements théoriques, c’est-à-dire systématiques et généraux. La note de bas de page et le fait divers se disputent le triomphe sur l’analyse des tendances fondamentales et structurantes de notre monde. Face à l’obscurité du capital et ses lumières artificielles, la critique de l’économie politique éclaire la piste sans aveugler le marcheur auquel elle ne saurait révéler le terme de son cheminement. Elle est le lampion solitaire qui luit dans un désastre généralisé et invite à questionner tout ce dont elle ne rend pas compte, c’est-à-dire les déterminations historiques concrètes – soit tout ce que le capital a trouvé devant lui au début de son histoire, qu’il traverse et révolutionne depuis lors, mais auquel on ne peut le réduire pour autant. Les catégories de l’économie politique sont pour nous le résultat d’une modélisation du capital qui n’épuise cependant pas ce complexe de rapports qu’est la société capitaliste. À donner trop d’importance aux catégories, aux « abstractions réelles » et à leur supposé pouvoir autonome sur des individus, qui ne seraient alors que des masques de caractère, on finit par évacuer l’histoire. Celle-ci, pourtant, n’a rien d’un simple développement linéaire d’une catégorie logique, aussi négative soit-elle. La part d’irrationnel et de contingence de son déploiement ne saurait se plier au bon vouloir d’un schéma théorique.

L’exercice tant apprécié par les magiciens de la critique, qui consiste à sortir le réel du chapeau logique des catégories, ne nous satisfait pas. Les mots-clefs de « contradiction principale ou secondaire », de « subsomption réelle ou formelle », de « reproduction simple et élargie » sont trop vite insérés dans une mécanique théorique servant davantage à conforter l’égo qu’à comprendre l’époque. Ce jeu de passe-passe répétitif permet, à défaut de se salir les mains et de les plonger dans les eaux boueuses du réel, de jouer à tous les tours le joker (dialectique !).

Il nous faudra puiser dans d’autres sources, ouvrir d’autres boîtes à outils, pour déchiffrer les hiéroglyphes de la réalité sociale. Chaque phénomène nouveau – un mouvement social, une mesure gouvernementale, un événement géopolitique – n’est pas toujours-déjà, en dernière instance, l’expression d’une réalité plus fondamentale – telle relation entre des segments de classe, telle tendance du capital, telle réaction typique de la bourgeoisie nationale ou internationale. Par des réductions de ce type, tout ce qui échappe au prétendu squelette rationnel de la société est généralement regroupé et étiqueté comme relevant de l’« idéologie ». Ce terme est alors souvent le signe d’une incapacité à saisir les formes concrètes des rapports sociaux constitutifs des formations sociales capitalistes. Les rapports d’exploitation et de domination n’ont d’existence que dans l’histoire. C’est dire qu’ils n’affectent notre vie que par des médiations singulières. Considérer que la division de la société en classes serait indépendante de déterminations telles que la formation politique du moment, ou encore la ségrégation et la discrimination, voilà qui relève de l’expérience de pensée stérile et monomaniaque. Des distinctions aussi lourdes que celles entre « base » et « superstructure » tombent quand on se donne d’abord la réalité pour objet et non pas les présupposés de sa propre Théorie ou Stratégie. De même, les déterminations matérielles n’ont d’existence qu’en tant qu’elles sont médiatisées par des formes sociales spécifiques. Exit, alors, tout critère absolu quant à ce qui est digne d’intérêt ou ce qui ne l’est pas. Saisi dans ses conditions sociales de production, le phénomène le plus apparemment « idéologique » peut très bien nous amener au cœur des antagonismes sociaux.

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La domination du capital n’a rien d’une abstraction. Sa violence s’exerce à même les corps des sujets vivants, pénètre leur expérience et marque de son empreinte la matière du monde vécu. Pour nommer cela, l’allemand dispose d’un terme que Marx chérissait : stoff, l’étoffe dont est tissée toute expérience sociale dans laquelle s’entrelacent la matière sensible et les symboles qui lui donnent sens.

Les concepts de la critique de l’économie politique ne recouvrent pas ceux plus anciens, parfois archaïques, de « peuple », de « communauté », de « jouissance » ou de « soulèvement ». L’humanité porte avec elle tout un monde de sens et de représentations déterminé par les formations sociales spécifiques mais qui, tout à la fois, dépasse celles-ci. Les concepts et les rapports sociaux auxquels renvoient nos textes charrient toute une dimension imaginaire, langagière et charnelle qui excèdent souvent ce que l’on explicite dès lors qu’on parle de rapports sociaux strictement capitalistes. La matière des concepts est cette sédimentation historique qui échappe pourtant à tout historicisme réducteur. Les mots sont souvent plus lourds de sens que ne le laissent entendre la précaution minutieuse du théoricien ou l’intention prosaïque du sujet en lutte. La texture de la conscience est faite de cette polysémie, de l’inertie de sens que charrient les concepts ; et, puisqu’elle est agissante, elle ne se limite jamais non plus à la rationalité économique d’individus embarqués dans les rapports de production. Voilà qui nous oblige à sonder l’épaisseur qu’a traversé la conscience collective et que l’on nomme si promptement idéologie. Ces strates de sens ne sont pourtant pas un esprit et ne forment pas une synthèse ; elles se recoupent et se chevauchent comme un éclatement temporel et spatial interdisant tout récit historique linéaire et cumulatif.

La surface du sensible n’est pas un terrain vague où nous pourrions bâtir nos châteaux de sable. C’est une terre depuis longtemps colonisée par l’appareil de communication publicitaire et médiatique qui s’est donné pour tâche d’intégrer nos désirs et nos conduites. Si le capital est automate, nous n’en sommes pas les rouages pour autant. Il a ses maîtres d’œuvre, ses tâcherons, ses fantassins et ses irréductibles grains de sable. Ce qu’on nomme « culture » nous est peut-être livré en prêt-à-porter, prêt-à-goûter, prêt-à-danser, mais que serait-elle sans cette longue bataille faite de standards et d’improvisations, d’idolâtrie et de détournements. Le jeu de rôle, avec ses masques et ses ficelles, ne se trame pas dans notre dos mais à nos corps défendant.

Faisons taire la complainte du grand art contre l’industrie culturelle qui n’est jamais que le dernier lamento de la bourgeoisie culturelle pour sauver un art de la séparation, sanctuarisé dans les musées et depuis longtemps dépassé. Ne traînons pas trop dans les galeries ; allons plutôt voir là où les dés ne sont pas encore jetés. Quelque chose s’y joue qui, peut-être, n’est pas écrit d’avance. C’est cela qu’il nous reste à interpréter.

Une chose est de reconduire un phénomène esthétique à sa fonction dans un dispositif idéologique, comme simple exemplaire ne servant qu’à confirmer les lois immuables de l’aliénation de ses spectateurs. Tâcher de le comprendre comme expérience esthétique en est une autre. La production comme la réception des artefacts sont certes situées dans des rapports sociaux de classe, de genre et de race qui leur préexistent, mais cela ne signifie en rien qu’elles ne serviraient qu’à la reproduction du capital culturel des uns et à l’abêtissement des autres. Comme la société qui les voit naître et vivre, ces productions esthétiques sont travaillées par des luttes dont le sens ne peut se décider que dans les pratiques qui les animent. Coupées de l’expérience sensible, en dernière instance individuelle et subjective, elles seraient condamnées à rester lettre morte. Mais on ne peut interpréter la teneur de cette expérience sans l’insérer dans la trame collective dont ses fils sont tissés. Au mythe de l’art comme produit de l’individu génial et prérogative de l’esthète cultivé, il faut opposer le tableau vivant de la fabrique d’un monde sensible. Un monde qui n’est jamais configuré et défiguré par les dominants sans être en même temps remodelé par des subalternes qui s’affirment comme des sujets d’expérience au moment où ils arrachent ensemble leur part d’imaginaire au cauchemar quotidien. Ce qu’on appelle glorieusement « œuvre  » – qu’elle soit écrite, graffée ou samplée – est un nœud du sensible où se précipitent les rapports sociaux dans tous leurs antagonismes. Parions qu’il y a là quelque chose qui ne se laisse ni déduire des catégories de l’économie politique, ni réduire à une fonction idéologique.

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L’individualisme pétulant s’allie à la nécessité frénétique de se vendre pour faire concurrence aux autres porteurs de propriété intellectuelle. La promotion de soi et le réseautage sans vergogne font du nom propre une petite marque que l’on cultive tout au long de ce grand processus d’auto-marchandisation. Des maisons d’édition aux vernissages mondains, en passant par les échelons d’une carrière universitaire, théorique ou militante, personne n’échappe au souci narcissique de sa propre postérité. Avant même de penser l’objet, ou de donner préséance à la création, c’est un « moi » écrasant mais sans teneur qui dicte stratégies de rencontres, choix de parcours et portfolios. Le choix de l’anonymat est peut-être la seule manière d’échapper à l’étiquetage égotique qui gangrène ce qui est devenu un marché des productions intellectuelles : ces artistes tout absorbés par la représentation de soi qui étalent leurs vies pseudo-créatives sur leur fil Instagram et dont chaque nouvel abonné sera un pas vers la reconnaissance artistique, ou ces universitaires qui passent aujourd’hui plus de temps à réécrire les lignes de leur CV qu’à se soucier du contenu de leur production académique. La solitude collective de la critique vaut mieux que les bals masqués de la pensée formatée.

stoff

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